24

— Là !

Culver désigna la brèche, un trou créé par une large dalle de béton fissurée, appuyée contre la vitrine du magasin. La majeure partie du bâtiment, au-dessus du magasin, avait glissé le long de la dalle de béton et tout autour ; il y avait une ouverture entre la dalle et un amoncellement de gravats. Culver et Dealey aidèrent Jackson, qui gémissait toujours de douleur ; Fairbank soutenait Ellison, chancelant après la rossée qu’il avait subie.

Ils se dirigèrent vers la brèche. Culver se retourna pour scruter le paysage. Il ne voyait pas leurs poursuivants, mais les entendait : une meute hurlante, avide de sang. La revanche était leur seule motivation ; leur survie aussi.

Dealey hésita devant l’entrée.

— Ce n’est pas très sûr. Toute l’armature est branlante et instable.

Culver lui tendit une pelle.

— Prenez Jackson, suivez les autres. Une seule seconde de perdue et la meute va nous apercevoir.

Dealey s’exécuta à contrecœur. L’ingénieur noir pesait sur lui de tout son poids, il l’aida à s’accroupir pour passer à travers la brèche. Le pilote entra à reculons, le regard fixé sur la route derrière eux. Il se dissimula quand la première tête apparut sur le petit monticule de gravats, espérant ne pas avoir été aperçu. Jusque-là, ils avaient eu de la chance, son attaque avait pris les intrus par surprise et s’était avérée d’autant plus efficace. Cette fois, ces gens n’étaient plus là pour voler, faire souffrir ou poser des questions, ils étaient là pour tuer.

La poussière retomba, l’aveuglant l’espace d’un instant. Il l’ôta en clignant des yeux. Un craquement se fit entendre au-dessus de sa tête, puis des masses de béton s’écroulèrent. Dealey avait raison : tout était sur le point de s’effondrer.

Il s’aventura plus avant ; les silhouettes de ses compagnons étaient à peine visibles dans la faible lumière. Quelque chose bougeait autour d’eux. Les gémissements d’un bâtiment à l’agonie. Non, les derniers sursauts d’une bâtisse déjà écroulée. Une pluie incessante avait accompli son œuvre sur les décombres depuis des semaines et avait transformé le béton pulvérisé en bouillie. Il percevait le bruit de l’eau, tombant goutte à goutte, tout autour.

Des voix se firent entendre à l’extérieur. Culver et ses compagnons, l’oreille tendue, se figèrent. Des cris de colère, et autre chose aussi. De l’excitation. La soif de poursuite. Un nouveau sport issu du chaos. La chasse à l’homme.

— Ne bougez pas ! murmura-t-il et eux, les bêtes traquées, ne firent pas un geste.

Dealey aspira de la poussière et un air putride ; il se demandait ce qui les attendait dans l’obscurité. Il scruta les ténèbres. Ils se trouvaient à l’intérieur d’un magasin car, juste de l’autre côté de la brèche, ils avaient trébuché sur un petit rebord, sans doute une ancienne vitrine. Au loin, à l’extrémité du magasin, il distinguait une lueur. Une autre ouverture, une issue. Il apercevait seulement des étalages brisés et le sol jonché de débris. Ah, une librairie. Il la connaissait pour y avoir feuilleté des livres en... en des temps meilleurs. Quelle valeur accorder aux écrits maintenant ?

A ses côtés, Jackson gémit. Dealey sentit une humidité inhabituelle imprégner ses vêtements, un flot gluant qui n’avait rien à voir avec la sueur. L’ingénieur déversait son sang sur lui. Il eut un mouvement de répulsion. Jackson émit un grognement. Effrayé à l’idée que les bruits pussent être entendus dehors, Dealey plaqua la main sur la bouche du blessé. Les yeux mi-clos de Jackson s’ouvrirent tout grands sous la douleur soudain plus forte sur ses lèvres brûlées ; il s’en prit à l’obscurité et se débattit contre celui qui tentait de l’étouffer. Il était libre mais en proie à une terreur intense. Des formes se profilaient tout autour de lui, des mains se tendaient, des doigts effleuraient sa peau calcinée. De nouveau, il se mit à hurler et tenta de s’échapper. Quelque chose essaya de le retenir ; il le repoussa violemment. Il lui fallait sortir. Il y avait une lumière, une brèche. Il lui fallait sortir. Il y avait des rats dans l’abri ! D’énormes rats noirs ! Des rats qui pouvaient déchiqueter un homme ! Il lui fallait sortir !

Culver secoua l’ingénieur affolé, sachant qu’il était déjà trop tard ; dehors, ils avaient dû entendre. Fou de douleur et de panique, Jackson se débarrassa du pilote, avec la seule intention de parvenir à la source de lumière, le désir ardent de fuir le trou noir souterrain où il sentait sa peau brûlée et percevait les cris perçants et les bousculades des créatures de la nuit. Il se dirigea à pas chancelants vers le triangle de lumière, glissa sur des objets éparpillés au sol, et faillit tomber sur des formes massives qui gisaient dans la poussière.

Il était presque arrivé. L’air lui semblait plus sain. Il versa des larmes de soulagement. Mais il voyait des formes qui entraient, des silhouettes qui comblaient la brèche, masquaient la lumière, polluaient l’air. Des cris jaillissaient ; cela lui rappelait les ricanements de ceux qui lui avaient plongé le visage dans les braises, les jurons sarcastiques des hommes et des femmes, pires que des animaux enragés, qui ressemblaient maintenant à la vermine qui errait dans l’univers souterrain, mutilant non pas simplement pour vivre mais pour le plaisir que cela procurait. Il poussa un grognement et se rua vers les silhouettes qui obstruaient l’entrée, repoussant les poutres tombées au sol pour parvenir jusqu’à eux ; il avait envie de sentir leur chair déchiquetée sous ses doigts.

Les autres entendirent le craquement et se rendirent compte de la masse en mouvement au-dessus de leurs têtes.

— Ça cède ! hurla Dealey.

Il était inutile d’ajouter quoi que ce soit. Ils s’écartèrent ensemble de l’endroit d’où provenaient les craquements et les déchirements, lentement d’abord, presque avec prudence comme si leur hâte pouvait précipiter l’avalanche ; mais lorsque les craquements dégénérèrent en un grondement et que les murs grincèrent à l’extérieur, ils se mirent à courir à l’aveuglette vers l’arrière du bâtiment.

Ceux qui étaient piégés dans l’entrée hurlèrent sans doute, mais leurs cris furent couverts par l’effondrement du reste du bâtiment, section par section. Kate, Fairbank, Dealey, Ellison et Culver eurent d’abord envie de se cacher sous les meubles ou contre les piliers, mais les pierres et les poutres continuaient à s’écrouler, les poussant chaque fois plus loin, ne leur permettant aucun répit, telles des mâchoires d’alligator happant des crapauds bondissants. Il régnait une confusion insensée, une agitation tumultueuse.

Kate tomba, se releva, sans savoir si des mains invisibles lui étaient venues en aide ; elle courait, glissait, sans s’arrêter, précédant toujours l’énorme vague. Vers la lumière, un rai de lumière, un mince filet jaune paille. Une porte, encore debout, légèrement entrebâillée, le bas du bâtiment protégé par d’autres bâtisses, de l’autre côté de la route, ayant elles-mêmes leurs étages supérieurs arrachés.

Quelqu’un tirait la porte de l’intérieur, l’ouvrant toute grande et balayant tout le fatras qui jonchait le sol ; et Fairbank  – c’était du moins ce que Kate croyait  – la faisait passer, lui criant vaguement de ne pas s’arrêter de courir, mais les instructions étaient inaudibles. Elle se retrouva dehors, suivie de près par tous les autres qui s’agglutinaient derrière elle ; tous fuyaient le bâtiment qui s’écroulait, ils gravissaient le monticule formé par les débris, de l’autre côté ; ils ne s’arrêtèrent que lorsque le souffle leur manqua, tout comme l’énergie, lorsqu’ils furent couverts de nuages de poussière qui les firent suffoquer au point qu’ils tombèrent et se cachèrent le visage, étendus là avec l’espoir, le souhait intense d’être suffisamment loin pour ne pas être atteints par les débris. Ils attendirent que le grondement diminue, s’évanouisse, puis cesse enfin.

Kate leva la tête et ôta la poussière de son visage et de ses yeux. Elle se tenait de côté ; le sommet de la pente qu’elle avait essayé de grimper s’arrêtait net à cinquante ou soixante mètres ; les restes d’une bâtisse se dressaient sur la crête, tels des monolithes. Quelqu’un gémit à côté d’elle ; elle se retourna et aperçut une silhouette enduite d’une vague poudre blanche, qui était en fait de la poussière de pierre pulvérisée ; la personne, effondrée comme elle, se mit à bouger. C’était Ellison.

Kate se redressa. Un peu plus bas, elle distingua Dealey, également à peine reconnaissable sous des couches de poussière. Beaucoup plus bas, Fairbank se levait doucement ; il s’essuya le visage d’une main, tandis que, de l’autre, il tenait toujours la hache ; il se retourna pour contempler l’immeuble détruit ; la majeure partie de la façade tenait encore debout  – du moins de leur côté. Aucun signe de Jackson, ni des poursuivants ni de...

— Steve ? (C’était une douce question posée dans un nuage de poussière.) Steve ?

Cette fois Kate hurla son nom.

Les trois hommes près d’elle sur la pente sortirent brusquement de leur léthargie et, atterrés, tournèrent leur regard vers le bas. Non, pas Culver, ils avaient besoin de lui ! Cette perte soudaine leur fit prendre conscience de la nécessité absolue de sa présence. Dealey s’assit sur la pente et se passa la main dans ses rares cheveux couverts de poussière, le front plissé de détresse. Ellison secoua la tête de désespoir ; il n’avait pas beaucoup de sympathie pour Culver, mais reconnaissait que sa présence était sécurisante. Au point qu’il se demandait s’ils pourraient survivre sans lui. Fairbank, qui habituellement était jovial, arborait une expression sinistre, mêlée d’incrédulité ; il avait le regard sceptique, les lèvres serrées ; Culver avait traversé des épreuves bien trop éprouvantes pour mourir d’une façon aussi stupide. Kate, sous le choc, était figée. Elle avait le regard rivé aux nuages qui s’amoncelaient, attentive au moindre bruit : aux derniers éboulements sporadiques, aux pierres et fragments de verre qui se stabilisaient, aux glissements d’objets sur le gravier. Après avoir laissé échapper un cri, elle resta bouche bée, les poings serrés devant elle.

Les nuages de poussière se dispersèrent lentement, emportant la brume avec eux et le paysage ne fut plus qu’un mince voile de particules flottantes.

Kate éclata en sanglots lorsque Culver apparut derrière une masse informe, sans doute une voiture qui, maintenant, était à moitié enfouie sous les décombres. Otant la poussière de sa tête, de ses épaules et de ses bras, il escalada la côte pour venir les rejoindre.

— Vous pensiez m’avoir perdu, hein ?

 

Les larmes de Kate semblaient sans fin. Les autres s’assirent à l’écart, gênés et impatients de poursuivre leur route, tandis que Culver l’étreignait tendrement, faisant de son mieux pour endiguer le flot de ses larmes.

— Je croyais que vous étiez mort, Steve, lui dit-elle entre deux sanglots. Après tout ce que nous avons traversé, c’était trop.

— C’est presque terminé, Kate. Nous arrivons au bout de nos épreuves.

— Ce ne sera jamais le cas. Il ne nous reste rien.

— Nous sommes en vie, c’est ce qui importe. Sans doute croyez-vous maintenant que c’est impossible, mais il faut chasser toute autre pensée de votre esprit. Pensez simplement à rester en vie et à sortir de cet enfer ; n’allez pas au-delà sinon vous allez sombrer dans la folie.

— Je n’en suis pas loin, Steve, je m’en rends compte. Je ne peux en supporter davantage.

— Vous êtes la plus saine d’esprit parmi nous, lui dit-il en l’embrassant sur le front.

Ses tremblements s’apaisèrent peu à peu.

— Mais que nous reste-t-il ? Où peut-on aller, que peut-on faire ? Quel univers s’offre à nous ?

— Peut-être un univers paisible.

— Comment pouvez-vous dire cela après l’épreuve de ce matin ? Et d’hier soir ?

— Ce matin, nous avons appris qu’un holocauste ne change pas nécessairement en bien la nature des hommes. Nous en avons vu suffisamment pour savoir que l’instinct de conservation peut entraîner le pire.

Les larmes continuaient de couler, mais elle n’était plus secouée de sanglots.

— Nous en avons pris conscience dans l’abri.

— Ouais, murmura-t-il d’un ton méditatif, on a pu constater un certain manque d’esprit de camaraderie, né de la peur et du désespoir.

— Les gens de ce matin ne semblaient pas désespérés. Ils avaient plutôt l’air de s’amuser.

— Disons que nous sommes retournés brutalement des milliers d’années en arrière, à une époque où les autres tribus constituaient l’ennemi et où certaines espèces d’animaux étaient dangereuses. Nous avons traversé cette épreuve, et nous pourrions recommencer.

— Vous êtes peu convaincant, fit-elle, reprenant des couleurs.

— Je sais. Je n’y crois pas moi-même. Mais nos ancêtres avaient probablement raison sur un point : ils passaient leur temps à se demander comment survivre et ne se posaient pas la question du pourquoi de la vie. Ils étaient trop occupés à trouver de quoi se nourrir et à construire des abris pour sombrer dans le désespoir.

— Dieu merci, j’ai trouvé l’oracle qui va me guider, dit-elle en reniflant.

— Je veux dire simplement, fit-il en esquissant un sourire, qu’il faut se concentrer sur le présent et rien d’autre. Le reste est un problème bien trop vaste à envisager. Prenez l’exemple de Fairbank : il donne l’impression d’être sur pilotage automatique. Peut-être finira-t-il par craquer, mais pas avant d’en avoir le temps et seulement quand il se trouvera dans un environnement plus sûr, et plus stable. D’après ce que je crois comprendre, hier ne l’intéresse pas, ni demain d’ailleurs. Seul maintenant, l’instant présent, le préoccupe aujourd’hui.

— Ce n’est pas normal.

— Pour lui, si. Et vu les circonstances, pourquoi pas ?

— Mais il faut penser à l’avenir si nous voulons survivre.

Ses sanglots avaient cessé ; il essuya ses larmes qui, mêlées à la poussière, lui barbouillaient les joues.

— Notre but doit être notre lieu de destination.

— Nous en avons un ? Vous voulez dire sortir de Londres ?

— Plus près. Vous vous sentez mieux ?

Elle fit oui de la tête.

— Je suis désolée. Je croyais vous avoir perdu...

— Je suis au-dessous de tout, fit-il en l’embrassant sur les lèvres.

— Vous êtes dans un état pitoyable.

— Vous n’êtes guère mieux.

— Les autres nous observent-ils ?

— Ils essaient d’être discrets. Pourquoi ?

— J’ai envie de vous caresser.

— Bonne idée. Tout de suite ?

— Et même plus tard.

— Ça vous rend toujours aussi sexy quand vous pleurez ?

— Plutôt, oui.

— C’est bon à savoir.

Il l’embrassa et leur baiser n’était pas seulement consolateur. Ils se séparèrent volontairement, ni l’un ni l’autre ne tenant à prolonger ce doux tourment. Un peu essoufflé, Culver fit signe aux autres.

— Prêts à partir ? leur demanda-t-il.

— Nous vous attendions, mon vieux, répondit Fairbank.

— Partir où ? J’ai reçu une rossée, on m’a traîné au milieu des ruines, j’ai failli mourir écrasé, s’écria Ellison, crachant la poussière qu’il avait dans la bouche avec dégoût. A votre avis, vais-je pouvoir en endurer encore davantage ?

— On n’en peut plus, tous autant que nous sommes, c’est évident, lui dit Culver, aussi montrez-vous aussi agréable que d’habitude et nous verrons ce que nous pouvons envisager.

Il scruta les ruines, désireux d’observer l’ampleur des dégâts. La brume se levait, mais il était encore impossible de distinguer les petites collines qui entouraient la ville ravagée. Il se demandait ce qu’il y avait au-delà.

— Bon, dit-il enfin, nous pouvons nous promener dans la ville pour voir ce qu’il reste ; sur notre route, nous trouverons des vivres et un abri. Apparemment il ne faut pas compter sur une aide officielle et je doute que nous trouvions la soupe populaire distribuée par la Croix-Rouge.

— Mais enfin que fait le gouvernement ? s’exclama Ellison d’un ton hargneux. Putain, mais qu’est-ce qu’il fait ?

— La dévastation a été bien pire que prévu, fit Dealey. Elle a été sous-estimée. Personne n’avait prévu...

— Pas de jargon administratif, Dealey, pas de ces plates excuses ! s’écria Ellison, effleurant, de façon menaçante une brique posée à ses côtés.

— Ça suffit, Ellison, l’interrompit Fairbank. C’est trop ! (Ses paroles étaient d’autant plus inquiétantes qu’elles étaient prononcées avec calme. Il se tourna vers Culver.) Et le siège du gouvernement, Steve ? Y serions-nous plus en sécurité ?

— J’allais vous en parler. J’ai eu une petite conversation avec Dealey, ici présent, et il m’a confié des détails intéressants sur cet endroit. Il semble imprenable. A l’abri des bombes, des radiations, de la famine.

— D’accord, et des inondations ? grommela Fairbank, d’un air lugubre.

— Chaque section peut être fermée hermétiquement, fit Dealey.

— Pouvez-vous nous y faire entrer ? demanda Ellison, fébrile.

— Il connaît les accès, dit Culver. Mais nous nous en préoccuperons le moment venu.

— Alors vous pensez que nous devrions nous diriger vers l’abri ? dit Kate.

— Ouais, il faut littéralement aller sous terre. C’est notre seule chance.

— Je suis de cet avis, fit Dealey, les dévisageant tous, les uns après les autres. C’est ce que j’ai préconisé depuis le début. Attendre que les radiations n’aient plus d’effet, puis rejoindre la base principale.

Ellison eut alors une arrière-pensée.

— Comment savons-nous si c’est vraiment un lieu sûr ? Nous n’avons obtenu aucune communication d’eux.

— C’est sans doute de notre côté, ou au milieu, qu’il y a une faille, répondit Dealey. Souvenez-vous, nous n’avons pas eu non plus de contact avec les autres abris. Il y va non seulement de notre intérêt de faire un rapport au quartier général gouvernemental, mais de mon devoir en tant que fonctionnaire.

Fairbank, avec un sentiment de lassitude, applaudit.

— C’est un choix possible, dit Culver. Vous êtes d’accord ?

Les autres acquiescèrent.

— Jackson ? dit Kate.

Culver l’arrêta.

— Il est mort, vous le savez. Il n’avait aucune chance.

— C’est si cruel, après tout ce qu’il a...

Elle ne finit pas sa phrase, consciente de la futilité de ses propos.

Sans rien ajouter, Culver l’aida à se relever et ils commencèrent leur escalade au milieu des ruines. Ils s’efforcèrent de ne pas trébucher sur des pierres, d’éviter les trous et les fissures. Non loin de là, bas dans le ciel, se dressait à travers la brume l’élégant Jubilee Hall, sous lequel se trouvaient avant l’holocauste les boutiques à la mode et les étals de Covent Garden. Kate dut détourner le regard tant l’endroit était lugubre, car elle l’avait toujours connu animé, grouillant, lieu de prédilection des touristes et des jeunes Londoniens. L’Aldwych avait disparu, tout comme Somerset House ; une grande partie s’était écroulée dans la Tamise à laquelle le bâtiment était accoté. Curieusement, le clocher de St. Mary-the-Strand, dont seule la pointe avait été brisée, surgissait des décombres. Étonnant, mais ironique spectacle, au milieu des ruines. Kate, suivant les conseils de Culver, ne laissa pas errer ses pensées.

Ils grimpaient, glissaient, chassaient les essaims d’insectes d’une taille impressionnante, toujours en direction de la Tamise. En temps normal, la promenade n’aurait pas pris plus de cinq à dix minutes, mais là, elle dura presque une heure. Ils étaient immunisés contre l’horreur des spectacles qui s’offraient à eux ; leur esprit s’accoutumait à considérer les cadavres mutilés, gonflés, en putréfaction, comme faisant partie du décor et n’ayant rien à voir avec la vie humaine. Il leur fallait contourner ou escalader des voitures renversées, brûlées ou simplement en travers de la route sans se préoccuper de leurs macabres occupants. Ils ne trouvaient pas âme qui vive ; il n’y avait nulle part d’êtres leur ressemblant. Ils s’étonnaient devant le nombre impressionnant de victimes, mais lorsqu’ils contemplèrent les ravages subis par la nature, ils comprirent que bien peu auraient pu survivre après une telle destruction.

— C’est encore loin ? demanda Ellison d’un ton plaintif.

Il haletait en se tenant les côtes comme si les coups reçus le faisaient souffrir.

— Le pont, dit Culver.

Sa poitrine se soulevait sous l’effort. Sa joue portait des croûtes de sang noirci. Il s’était rendu compte, un peu plus tôt, qu’une balle d’un pistolet à air comprimé de l’un des assaillants avait creusé un sillon. La blessure l’élançait, tout comme les morsures de rat à l’oreille et à la tempe, mais ce n’était plus une douleur cuisante. Sa cheville le faisait davantage souffrir.

— Si nous parvenons au pont de Waterloo, il y a un escalier qui descend vers l’Embankment. De là, on peut accéder à l’une des entrées de l’abri.

Ils poursuivirent leur trajet et eurent un choc en arrivant à Lancaster Place, l’immense artère qui menait au pont de Waterloo. Ils auraient dû pourtant s’y attendre. Cette nouvelle profanation de leur ville n’aurait pas dû les surprendre. Il n’y avait plus de pont, il s’était effondré dans la Tamise.

Ils regardèrent son armature brisée avec amertume. L’espace ouvert d’une rive à l’autre semblait affreusement vide. De l’autre côté, le National Theatre n’était qu’un amas de décombres.

— Je vous en prie, ne nous arrêtons pas maintenant, implora Dealey, luttant contre un inexplicable sentiment de perte. Les marches sont peut-être intactes. Elles sont protégées.

Ils avançaient ; c’était étrange, si étrange. On aurait dit qu’ils marchaient sur un appontement les menant au bout de l’univers. Le grand pont célèbre traversait le fleuve comme s’il désirait ardemment effleurer du bout des doigts la section qui s’étendait, de la même manière, sur l’autre rive. De la vapeur s’élevait du fleuve gonflé ; plus épaisse à cet endroit, elle flottait bas dans le ciel.

Ils tournèrent leur regard vers l’ouest et aperçurent la pointe de l’Obélisque de Cléopâtre.

— Oh non, gémit Dealey en examinant la zone située au-delà du monument endommagé.

Culver s’appuya le front contre la vaste balustrade qui surplombait la route de l’Embankment.

— Qu’est-ce que c’est, Steve ? demanda Kate en lui saisissant le bras.

Il leva la tête.

— Le pont de chemin de fer. Hungerford Bridge, fit-il, le montrant du doigt.

Ils remarquèrent que ce dernier s’était également effondré dans la Tamise. Les supports s’étaient brisés en divers endroits et le pont semblait tenir par des fils ; il se balançait comme la canne d’un funambule vaguement relié à la section qui se trouvait de leur côté. Cette section s’était écroulée sur la route et l’obstruait totalement. Les autres regardaient Dealey et Culver sans comprendre.

— Sous le pont, il y avait une enceinte, un enclos, leur dit Culver. Un mur épais recouvert au sommet de fils de fer barbelés. Une mini-forteresse, si vous préférez. Elle a été détruite par le pont.

Une expression sinistre se dessina sur son visage. Ce fut Dealey qui donna l’explication.

L’entrée principale de l’abri se trouvait à l’intérieur de cette enceinte.

L'empire des rats
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